La charte d’Ebra sur l’utilisation de l’IA ne convainc pas ses propres journalistes
« Tu es responsable de ce que tu as apprivoisé »
Les syndicats de journalistes du groupe Ebra s’inquiètent, dans un communiqué, d’une nouvelle expérimentation qui vise à utiliser l’IA générative pour la réécriture de dépêches AFP. Ils dénoncent l’absence de négociations sur le sujet, alors même que les neuf titres de presse du groupe viennent de publier leur « charte IA ». Un clivage symptomatique de la façon dont la presse quotidienne investit le champ de l’intelligence artificielle, entre tentations et appréhensions.
Le 14 octobre à 15h02
9 min
Société numérique
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« Après la copie des correspondants locaux de presse, voilà les dépêches AFP revues par ChatGPT », attaquent dans un communiqué les sections SNJ (Syndicat national des journalistes) du groupe Ebra. Elles affirment que la direction du groupe – éditeur de neuf titres de presse quotidienne régionale du grand Est, vient d’annoncer en interne, l’ouverture d’une expérimentation consistant « en une réécriture des dépêches AFP en différents formats par le robot générateur de texte d’OpenAI ». L’entité concernée par ce nouveau chantier est le « bureau d’informations générales » d’Ebra, basé à Paris et chargé d’animer les rubriques dédiées à l’information nationale ou internationale des titres du groupe, en ligne comme sur le papier.
Comment se fait-il qu’une simple « expérimentation » entraîne une réaction aussi épidermique ? Son annonce intervient quelques jours après que les neuf journaux du groupe Ebra ont tous publié leur « charte de bonne conduite » relative à l’utilisation de l’IA au sein des rédactions (voir par exemple ici sur le site de L’Alsace). Cette charte présente l’IA comme un outil, dont l’utilisation doit faciliter le travail des journalistes tout en enrichissant le service rendu au lecteur, avec trois principes cardinaux : la supervision humaine de tous les contenus produits par IA, un signalement systématique des contenus produits par IA, et un engagement à ne pas utiliser d’outil qui contreviendrait aux règles sur le droit d’auteur.
Un groupe de presse particulièrement moteur sur l’IA
Dans un paysage médiatique où la plupart des titres de presse quotidienne régionale (PQR) ou nationale (PQN) ont enclenché des réflexions relatives à l’utilisation de l’IA générative, Ebra assume une posture volontariste. Fin 2023, il avait ainsi annoncé la mise en place d’une première expérimentation au sein de l’Est Républicain. Elle avait consisté à outiller neuf secrétaires de rédaction de ChatGPT pour faciliter l’édition des articles proposés par les correspondants locaux. Sa mise en place n’avait pas été sans quelques heurts avec les rédactions concernées, qui réclamaient une expertise extérieure chargée d’évaluer les conséquences économiques, éditoriales et sociales de l’introduction de l’IA.
« Basé (sic) sur du volontariat, cette expérimentation a d’abord fait l’objet de discussions au sein des rédactions, ainsi qu’avec les partenaires sociaux, pour lever les freins suscités par le projet, indique le groupe, un an plus tard, dans un communiqué. Presque un an après l’expérimentation, les équipes se disent plutôt satisfaites et positives ».
Le résumé serait un peu rapide selon le SNJ. « Contrairement à ce qu’avance la direction de l’Est Républicain, donc de Vosges-Matin et du Républicain Lorrain, trois titres dans lesquels sont menés des expérimentations (…) sur la réécriture de la copie de correspondants, l’intervention de ChatGPT n’a rien à voir avec l’utilisation d’un correcteur orthographique et grammatical amélioré. Le logiciel d’IA interfère clairement avec le cœur de métier des secrétaires de rédaction, réécrit les articles, propose des titres, des accroches », décrit le syndicat, selon qui l’emploi de ChatGPT ne serait pas signalé au lecteur : « Dommage que ce principe de base de transparence ne soit déjà pas respecté », s’insurge-t-il encore, avant d’appeler à l’ouverture de négociations entre rédactions et direction, pour véritablement encadrer le recours à l’IA.
Des contenus à « coût acceptable »
Dans sa charte, Ebra ne fait pas mystère de la façon dont certaines contingences économiques, liées notamment au traitement de l’information locale, voire ultra-locale, influencent son approche en matière d’IA. « Résultats des élections, prévisions météo, résultats sportifs…, les champs d’informations locales à couvrir sont vastes. Le recours à l’automatisation permet de proposer ces contenus à un coût acceptable pour nos lecteurs », indique ainsi la charte du groupe.
Les exemples pris comme illustration ne sont pas anodins : ils relèvent en effet d’une catégorie d’informations qui fait déjà, de longue date, l’objet de traitements automatisés au sein de la presse quotidienne. Bien avant l’avènement de ChatGPT, la startup française Syllabs – dont le fondateur a récemment annoncé la liquidation judiciaire – s’était par exemple fait une spécialité de ces robots logiciels chargés de générer automatiquement le texte d’un article à partir d’un tableau de résultats sportifs, de suffrages exprimés ou d’un bulletin météo.
En 2015, Le Monde avait par exemple fait appel aux robots de Syllabs pour automatiser la génération de textes liés aux résultats des élections départementales. La méthode relevait alors plus du « content spinning » (création de variations autour d’une trame par l’emploi de synonymes ou de tournures alternatives) que de la génération par grands modèles de langage.
« À partir d'une base d'exemples de textes, rédigés initialement par des journalistes, Syllabs a ensuite automatiquement intégré les données de chaque canton, chaque commune, dès que les résultats ont été rendus publics par le ministère de l'Intérieur », expliquait alors le quotidien du soir qui, surtout, prenait soin de distinguer ce travail purement documentaire de l’exercice d’analyse confié aux journalistes. « Si ce travail ouvre de nouvelles perspectives, et offre de nouveaux services à nos lecteurs, il ne remplace en rien le journalisme. Les journalistes du Monde n'avaient de toute façon pas la capacité de produire 30 000 articles sur 30 000 communes en une nuit », écrivait-il encore.
La question n’est pas le « si », mais le « comment »
« La question n’est pas de savoir si l’IA va arriver dans la PQR, mais bien la manière dont nous allons l’utiliser et l’optimiser pour accompagner le travail de nos équipes dans le respect de nos ambitions éditoriales et des valeurs de notre métier », assénait Philippe Carli, président du groupe Ebra, en mars dernier. Au-delà de l’exemple de Syllabs, l’IA s’est d’ailleurs déjà frayée un chemin vers certaines fonctions au sein des rédactions, qu’il s’agisse de la détection des tendances sur les réseaux sociaux ou de recommandations automatisées pour l’animation des pages d’accueil. Mais jusqu’où aller ?
C’est la question que se posent la plupart des groupes de presse français, bien au-delà des poids lourds nationaux comme Le Monde ou Le Figaro, qui affichent déjà leur charte dédiée. Dans la PQR, on trouve ainsi des groupes de travail dédiés au sujet chez Sud Ouest ou Ouest France, tandis que Nice-Matin coordonne un programme européen de recherche dédié. Le sujet y est toutefois traité de façon plus discrète que chez Ebra, notamment dans les groupes qui ont, en parallèle et sans lien direct avec l’IA, lancé des plans sociaux pour rééquilibrer leur compte d’exploitation, dans un contexte marqué par le recul des ventes papier.
Tous les travaux convergent de façon unanime vers les trois principes cardinaux de transparence, de supervision humaine et de respect des droits d’auteur. Pour que l’IA ne soit pas perçue simplement comme un outil de réduction des coûts, il faudra toutefois dépasser la simple dimension défensive des chartes.
Des usages encore limités
Au-delà des syndicats, comment se positionnent les journalistes ? Une étude réalisée par l'agence de relations presse Oxygen auprès de 1500 journalistes français et publiée le 9 octobre dernier souligne que plus d'un journaliste sur deux (52 %) n'utilise « pas du tout » l'IA pour la rédaction. À l'inverse, l'étude remarque que 17 % s'en servent pour la recherche ou la vérification, et que 11 % utilisent la rédaction automatisée.
Sans surprise, les principales réticences sont soit déontologiques (62 % des sondés estiment que l'IA pourrait nuire à l'éthique), soit très pragmatiques, avec 43 % de répondants qui déclarent avoir déjà constaté des problèmes de fiabilité.
Cette étude relève par ailleurs que 64 % des rédactions n'ont encore instauré aucune directive quant à ces usages potentiels. « Le fait que si peu de rédactions aient pris l'initiative de créer des garde-fous autour de l'IA est préoccupant. En l’absence de lignes directrices, chaque journaliste est laissé à lui-même pour évaluer l’éthique et l’utilisation de ces outils, ce qui peut entraîner des dérives », remarque Alexis Noal, responsable de l'étude chez Oxygen. Qui conclut : « Ce qui manque actuellement, c'est une réflexion collective et des directives claires pour encadrer son usage, afin d’éviter des dérives éthiques et d’assurer une information de qualité ».
La charte d’Ebra sur l’utilisation de l’IA ne convainc pas ses propres journalistes
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Un groupe de presse particulièrement moteur sur l’IA
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Des contenus à « coût acceptable »
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La question n’est pas le « si », mais le « comment »
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Des usages encore limités
Commentaires (9)
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Abonnez-vousLe 14/10/2024 à 15h46
Dans le paysage presse français de 2024, permettez-moi de sourire!
Le 14/10/2024 à 20h45
Comparé à certains médias nationaux qui font déjà de la reformulation de dépêches AFP en mode putaclic, sans ajouter une quelconque valeur ajoutée.
Modifié le 14/10/2024 à 22h15
Modifié le 14/10/2024 à 16h05
Si un journal(iste) ne fait que dans la récriture des dépêches AFP (ou autres) sans aucun travail d'approffondissment est-ce qu'il merite encore le titre de journal(iste) ? Et dans le cas de réponse négative, doit-on s'émouvoir de sa disparition ?
Le 14/10/2024 à 16h39
Le 14/10/2024 à 16h40
Modifié le 14/10/2024 à 22h20
Le 15/10/2024 à 17h00
Le 15/10/2024 à 18h08
C'est pas l'aspect le plus passionnant du fonctionnement d'une rédaction, mais ça ne devient ingrat à mon sens que si on fait ça toute la journée.